Aujourd’hui, JC Decaux en Belgique possède plus de 300.000 points d’affichage sur le territoire belge tous formats confondus. Mais le métier de JC Decaux dépasse largement le simple affichage de publicités dans l’espace public car la société crée des mobiliers et des « services aux publics » pour rendre « plus agréable au quotidien, accueillantes et responsables » les villes indique le site de la compagnie. Ainsi, la multinationale française propose entre autres choses des vélos partagés, des abribus, du wifi public, des sanitaires à entretien automatique, des kiosques à journaux, des écrans interactifs, des poubelles ou des potelets antistationnements. La nature et la diversité du mobilier proposé par l’afficheur sont directement liées à la nature des contrats passés avec les autorités publiques.
Le modèle JC Decaux à l’heure de la Smart city
Aujourd’hui, en raison de l’effondrement des recettes de la publicité traditionnelle (concurrencée par celle diffusée sur internet), l’enjeu fondamental pour JC Decaux est de réussir à négocier son passage à la digitalisation de la publicité extérieure. Et pour ce faire, d’obtenir des autorités publiques l’autorisation de mettre en place son modèle de « publicité dynamique ». Ce nouveau modèle s’appuie sur une technologie dite « agile » : grâce aux écrans LCD, les annonceurs peuvent changer leurs créations en temps réels, en fonction de la météo, de résultats sportifs, de leurs propres résultats de vente ou au moyen des données récoltées auprès des citoyen·nes. Promettant des gains de marges bénéficiaires pour les annonceurs, nous dit JC Decaux, de l’ordre de 8 % en moyenne, ce nouveau modèle rend bien obsolète l’affiche papier et très central l’écran pub LED. Surtout que, clame l’entreprise, la ville change, ses usages aussi : l’heure de la smart city a sonné !
Un modèle économique ultra rentable, des problèmes démocratiques
En 2017, la ville de Liège a reconduit le contrat qui l’unissait à JC Decaux pour une période de quinze années. La multinationale, pour y arriver a revu très nettement à la hausse la redevance qu’elle verse à la ville (de 567.000 € en 2011 à 5 millions € par an) en échange de l’installation de vingt écrans vidéos dans l’espace public1.
Pour dénoncer la dépendance des finances de la Ville à l’égard du modèle JC Decaux, le collectif « Liège sans pub » va orchestrer une large mobilisation citoyenne et interpeller les autorités publiques. Malgré la récolte de plus de 5000 signatures soutenant son manifeste , le contrat sera reconduit. Si la lutte n’aura pas su empêcher la continuité voire la transformation du modèle JC Decaux, elle aura été salutaire à plus d’un titre. Elle va en effet rendre visible les limites et l’urgence de l’exercice du débat démocratique à ce sujet et souligner les contradictions dans lesquelles se trouvent les autorités publiques. Ainsi, la Ville de Liège souhaite s’inscrire dans une transition sociale et environnementale (notamment en diminuant immédiatement de 10 % la publicité dans l’espace public) tout en accueillant un dispositif numérique nuisible à l’environnement et qui accentue l’emprise publicitaire sur l’espace public.
Dans le débat, la réaction de la Ville de Liège qui établit un lien indissociable entre la redevance proposée par JC Decaux et le maintien d’un taux élevé d’emploi parmi les agents communaux est représentative d’une tendance générale des services publics (communes, transports publics…) qui se sont rendus dépendants des rentrées publicitaires. L’argument économique aura été ici, comme dans bien d’autres débats à ce sujet, l’argument d’autorité. Ce discours dominant qui traverse les débats autour des services publics traduit une forme de résignation à un principe de réalité qui veut rendre la présence de la publicité inéluctable pour financer les politiques publiques, construire des écoles, crèches, logements, etc. Dans sa lutte, le collectif « Liège sans pub » a dénoncé la prise en compte du seul argument économique justifiant l’adhésion au modèle JC Decaux, et a réussi à déplacer le cadre sur le terrain du débat éthique et démocratique lié à la spécificité de la publicité dans l’espace public. Car cette dernière a ceci de particulier qu’elle s’appuie sur l’impossibilité pour les citoyen·nes d’en faire abstraction puisqu’elle ne laisse aucune marge à notre liberté de (non-)réception2. Dès lors, quand une ville autorise, moyennant une allocation financière, l’installation de panneaux publicitaires, elle concède tout simplement à un diffuseur comme JC Decaux le droit de capter unilatéralement l’attention de ses usagers, le droit de leur transmettre un message sans leur laisser ni le choix de le recevoir ni la possibilité d’y répondre. Cette communication unilatérale est d’autant plus violente que les messages diffusés s’appuient encore volontiers sur des stéréotypes rétrogrades, et traduisent souvent une vision du monde sexiste et ethnocentriste. En rendant cette captation de l’attention encore plus inévitable avec l’affichage dynamique par écran LED, les villes partenaires de JC Decaux posent un acte qui met en question l’exercice de notre liberté dans l’espace public.

Photo : Liège sans pub — Mobilisation citoyenne organisée par Liège Sans Pub le 12 juin 2017 contre le renouvellement du contrat JC Decaux.
Grenoble et la libération de l’espace public
En 2014, lorsque JC Decaux annonce à la municipalité de Grenoble son intention de revoir à la baisse sa redevance de 600.000 à 200.000 € puisque son modèle d’affichage traditionnel ne lui rapporte plus rien, ce qui peut sembler inconcevable ailleurs va se passer ici. Plutôt que de passer à la digitalisation, la mairie de la Ville va se saisir de cette opportunité pour ne pas reconduire le contrat concernant son centre-ville3 et fera enlever les panneaux de 326 espaces publicitaires pour y placer des arbres et favoriser l’affichage associatif et culturel. Lucille Lheureux, adjointe au maire en charge de l’espace public, et donc de la publicité, rappelle qu’au-delà des images et des sommes décontextualisées qui peuvent à priori impressionner, la perte de la redevance JC Decaux ne représentait pas grand-chose à l’échelle de la collectivité. À titre de comparaison, la masse salariale des agents de la propreté équivaut pour la municipalité à 9 millions € du budget global. En règle générale, rappelle l’élue, la redevance publicitaire ne représente pas plus de 1 % dans la plupart des cas pour le budget d’une ville. La municipalité grenobloise va démontrer au grand public qu’il est donc possible de s’affranchir du modèle JC Decaux. D’une part, en affirmant que la question de la provenance des recettes financières autant que l’usage des dépenses relève d’un véritable choix politique et en décidant de ne plus vendre l’attention de ses citoyens contre une recette issue de la publicité. D’autre part, en compensant son manque à gagner en baissant de 25 % les indemnités des élus et en divisant par deux le budget, les frais de protocole et en supprimant les voitures de fonction de certains élus.
Construire des systèmes alternatifs d’information
Avec la sortie du contrat, la Ville de Grenoble va donc supprimer les panneaux publicitaires mais aussi les faces consacrées à l’affichage institutionnel qui y étaient liées. La libération de l’espace public va devenir le point de départ d’une remise en question globale d’un système de diffusion de l’information et de conception du mobilier urbain. S’affranchir du modèle JC Decaux, c’est aussi se défaire de son modèle prêt à penser déterminant la fréquence, le formatage, et l’implantation des lieux de diffusion de l’information dans l’espace public. À la suite d’une recherche menée sur deux années, la Ville va proposer un système d’information innovant : elle va augmenter par trois le nombre de panneaux d’affichage libre et gratuit disposés là où les associations et les lieux culturels estiment pouvoir rencontrer leurs publics.
Pour diminuer une communication tous azimuts par affichage et flyer d’évènements culturels, un vélo cargo se déplace dans ces lieux où sont organisées des animations pour fournir directement sur place aux publics intéressés les infos utiles sur les programmes des évènements à venir. Le dispositif recrée de la parole, encourage la circulation de l’info qui se donne directement entre les citoyen·es. Par ailleurs, des murs aveugles du centre-ville sont recouverts de fresques à la suite d’un concours de street art. L’un est associé à l’annonce de la programmation de la salle de spectacle municipale, l’autre à la programmation du Muséum de Grenoble. Les habitant·es sont invité·es à se déplacer jusqu’à la fresque pour aller chercher l’information culturelle. Les véhicules municipaux (objets techniques, balayeuses, etc.) vont également servir de supports à l’information institutionnelle, culturelle et associative. Enfin, le dernier dispositif déployé sur le territoire de la ville est le mobilier urbain Vox, un portfolio de trois affiches 50 x 70 cm disposées autour d’un mât en hélice hérissé d’un portevoix symbolique. Conçu à partir de la notion du droit à la non-réception ou comme l’annonce la Ville de la « liberté de réception », il fait savoir de loin que l’info est disponible, mais nécessite que le passant se rapproche pour la découvrir.
Un autre modèle de diffusion d’info dans l’espace public est possible
La légitimation du financement des services publics par la publicité dépasse largement le cadre stricto sensu du financier. Car le modèle JC Decaux n’est pas seulement un modèle économique, c’est aussi un modèle culturel qui façonne nos paysages se substituant progressivement à notre capacité à penser la ville autrement et à faire exister dans l’espace public la vie politique, culturelle, associative. On est en droit d’oser imaginer toujours plus de singularité de la diffusion de la vie politique, culturelle, sportive à l’échelon communal, local, au niveau du quartier pour faire vivre la démocratie de bas en haut face à un modèle consumériste qui propose une normalisation de l’information commerciale au niveau national, voire international.
Construire des alternatives au modèle JC Decaux, c’est s’inscrire aussi dans un rapport de force citoyen pour favoriser l’émancipation des élu·es vis-à-vis des annonceurs, et la remise en question du modèle économique JC Decaux qui n’est autre qu’une forme de privatisation des services publics et de l’espace public, affaiblissant du même coup notre démocratie. L’exemple grenoblois prouve à cet égard qu’il est possible de faire autrement sans que le soleil ne cesse de se lever.
- En plus de ces 20 panneaux LED, JC Decaux a installé 30 écrans vidéo sans que le contrat ne le prévoie à la place des affiches papier dans les abribus. Ces écrans fonctionnent en (super) slow motion brouillant la frontière entre affiche et publicité vidéo animée.
- La liberté de non-réception devrait garantir à chaque citoyen·ne, en particulier dans l’espace public, le droit de choisir où et quand il ou elle souhaite accéder à de l’information publicitaire. Ceci pour lui permettre de se protéger de son influence ou simplement de se reposer de la surcharge d’information.
- La multinationale JC Decaux a resigné un contrat avec la société de transport public grenobloise et pourra ainsi continuer à apposer ses publicités sur les abribus jusqu’en 2031. Néanmoins, la Ville de Grenoble a obtenu la diminution de 50 % de publicité sur le réseau et qu’il n’y ait que dix écrans digitaux à l’échelle de l’agglomération.